ERR0R

Iconostase 2

Iconostase 2
Le texte à pirater.
Le zine à brûler.

Considérez ces quelques paragraphes comme des images jaunissantes, dont le mélange, à même le sol d’une chambre vide, cette chambre que chacun porte en soi, compose une multiplicité de contradictions, dont la substance critique ne souhaite qu’éprouver le déterminisme commandant à la parallaxe.

K477

Mozart silence. La Maurerische Trauermusik se place sous le signe du négatif en faisant d’une pièce qui marche vers la terre, terre creusée des larmes, une mélodie qui débute par se retirer en elle-même. Trois silences marquent son entame comme trois hésitations, trois arrêts devant la tombe où tout se tient des débâcles d’avenir, de leurs bifurcations échouées, trois temps pour emporter tout temps, pour contempler ce qui vient et laisser résonner cors et hautbois qui se soulèvent, soulèvent ce que nous sommes, ce qui s’enfonce en nous-mêmes, avant que les cordes décident de nous contraindre à la certitude de nos glissements : l’incertain s’ouvre à son effritement.

Tisser l’inexisté

Les souvenirs arachnéens de nos discontinuités structurent notre présent comme un vacillement. Chaque instant se détruit dans le suivant, et y cherche l’imperceptible saccade d’un drame : une destinée sans but qui relie tout ce qui existe à tout ce qui semble exister. Les installations de Chiharu Shiota détissent plus qu’elles ne tissent l’évidence d’un continuum d’existences et d’inexistences. Le sang connecte par sa couleur : il rapporte son extériorité à sa circulation pulsative. Tout le rêve de tout ce qui s’évanouit en chaque soubresaut du temps se suspend à ces fils de sang et de cendre qui relient l’objet à l’objet, la vie à la vie, pour tracer non un cheminement dans le néant, mais pour lui accorder une forme. Ce qu’il y a de grandeur dans les œuvres tisserandes de Chiharu Shiota réside dans les interstices qui dessinent la couleur négative d’une présence, faisant vibrer, très légèrement, les surfaces qui portent nos égards, nos regards et nos égarements. Le sens est insensé, car tout sens va vers l’irrémédiable : le vide de ses fins.

Ellipse

Marx a dit : « On a vu que le procès d’échange des marchandises inclut des relations contradictoires exclusives les unes des autres. Le développement de la marchandise n’abolit pas ces contradictions, mais crée la forme au sein de laquelle elles peuvent se mouvoir. D’une manière générale, c’est la méthode par laquelle des contradictions réelles se résolvent. C’est une contradiction, par exemple, qu’un corps tombe sans cesse sur un autre corps et s’en enfuie tout aussi continuellement. L’ellipse est une des formes de mouvement où cette contradiction se réalise autant qu’elle se résout. » (Karl Marx, Le Capital, Livre 1, dir. Jean-Pierre Lefebvre, Presses Universitaires de France, Paris, 1993, p. 118.)

Critique de la raison bûcheronne

Le fait que Kant, si l’on en croit Thomas de Quincey, et il faut toujours croire un mangeur d’opium, fasse couper des arbres, peupliers expiatoires, pour retrouver sa paix intérieure aurait dû nous inquiéter du sens dans lequel la modernité affûtait la raison : l’élévation doit être humaine, de pierre et de métal, ou ne doit pas être — là seul se tient l’universalité paisible. En latin, peuplier se dit populus, et il ne nous faudrait qu’un pas, ou un coup de hache, pour dire que la critique de la raison, pure ou pratique, est une raison première de la critique du peuple. — « Pendant cet état de repos, il s’établissait, hiver comme été, auprès du poêle, regardant par la fenêtre la vieille tour de Lœbenicht, non point qu’on pût dire proprement qu’il la voyait, mais la tour reposait sur son œil, comme une musique éloignée sur l’oreille, obscurément, en demi-conscience. Il n’y a point de paroles qui semblent assez fortes pour exprimer le sens de reconnaissance du plaisir qu’il tirait de cette vieille tour, quand il la regardait ainsi au crépuscule, dans cette calme rêverie. Ce qui suivit montre vraiment combien elle était devenue importante à sa vie : car il advint que quelques peupliers d’un jardin voisin s’élevèrent à assez de hauteur pour cacher la vue de cette tour. Sur quoi, Kant devint fort troublé, inquiet et finalement se trouva positivement incapable de continuer ses méditations du soir. Par bonheur, le propriétaire de ce jardin était une personne fort considérée et obligeante, qui avait d’ailleurs un profond respect pour Kant ; et par la suite, le cas lui ayant été représenté, il donna ordre de couper les peupliers. La chose fut faite : la vieille tour de Lœbenicht se découvrit de nouveau, Kant retrouva son égalité d’âme, put poursuivre de nouveau ses calmes méditations crépusculaires. »

Rwanda

Dans un camp de réfugiés hutus au Zaïre, en juillet 1994, un enfant se détourne de l’appareil photographique de Ron Haviv. Il jette son regard plus blanc que le ciel dans le ciel, pour que ce qui nous surplombe se déchire et déverse sur les humains la honte de leur indifférence, de leur humanité qui choisit, avec cettedite intelligence de trier au sein des destinées de son humanité — intelligence de nier une humanité de l’humain pour une autre, une économie de l’humain pour une autre.

Peau

Une image éculée nous dit que les yeux sont le miroir de l’âme, mais l’œuvre de Berlinde de Bruyckere montre peut-être que seule la peau demeure le reflet de la vie même, d’une vie sans âme, sans soi, agrégat de phénomènes que la vie traverse et quitte, pour que la sacralité de cette impermanence s’incarne, l’espace de quelques souffles, de quelques gonflements et rétractions, dans les périphéries d’une évidence matérielle : nous sommes et nous sommes l’enveloppe de pourrissements à venir — tout de notre masque protège et enfouit.

Memories of a Dog

Jouer de la surexposition au milieu du sombre pour créer un mouvement qui soustrait à l’évidence, qui ne sait pas ce qu’il soustrait, et qui dessine en conséquence, par son ignorance, une matière de l’invisible par ses marges. Daido Moriyama utilise la lumière pour façonner cet espace négatif qui échoit sans un mot dans l’urbain, dans le labyrinthe de ses utilités modernes. Mouvement de lumière pour mouvement d’esprit, dans le sens qu’un esprit habite un espace par la trouée qu’il provoque dans l’ordinaire. Il perce pour faire signe. Une présence se compose toujours à partir des riens de la banalité pour constituer une fulgurance du dissimulé. Chez Daido Moriyama, la ville révèle son essence par les marges de son aura. Les bas-fonds racontent l’âme enfouie d’un espace, où l’intériorité devient une surface malléable, un prisme jetant des éclats comme une grenade qui échoue aux pieds d’un prolétaire saisi par la guerre des autres — éclats allant à la moelle et oscillant de la ville à l’esprit de la ville. En un même instant, hurlements et silences : tout y peint avec des ombres. Tout y peint un spectre et sa décomposition, puisque tout spectre par son flottement, par l’incertitude de sa persistance déformante, s’entend comme le négatif d’une évidence, de l’évidence qui fait de ses déchirures un cheminement impossible vers la brisure des temps.

Neige et Charbon

Un portrait devrait toujours être un portrait en négatif. Que reste-t-il de traces des mineurs de fond, que reste-t-il de leur XIXe siècle, de l’inhumation de leurs rêves, des cicatrices et des amputations, de leurs bras fatigués, de leur silence qui sut porter une époque de tous les machinismes ? Et que reste-t-il des femmes qui les accompagnèrent ? Sont-elles encore moins que le rêve emporté au fond de la mine ? Une aquarelle de Van Gogh remonte pourtant des fissures de la terre : Femmes de mineurs portant des sacs de charbon. Van Gogh a saisi dans ces figures féminines pliées en deux sous le poids du charbon l’essence et les fissures de ces vies brisées par l’industrialisation de leur paysage. Il a fait un portrait de l’absence du cri dans le cri, pour murmurer la moelle moderne, avant toute automatisation, la systématique du corps plié sous le joug du travail, et conséquemment de la valeur qu’il charrie. Ces femmes sont devenues des spectres nôtres. Elles sont des ombres brunes dans une neige brune, vacillant dans la confusion de la toile de jute des sacs de charbon et de leurs tabliers. Le ciel entier demeure à son paisible dédain, il exprime une translucidité qui oppresse plus que celle qui nous jette dans son flot. Avec l’absurdité des cheminées d’usine qui se confondent aux clochers et ont l’hubris de mimer les nuages. Qui dira l’homélie cendreuse ? Avec les arbres et les corbeaux qui répondent d’une seule réponse à l’absurdité : l’indifférence conjuguée au ciel. Ces femmes étaient sans visage et pourtant leur âme vibre encore dans l’éternité de ce portrait en négatif. Un portrait négatif, non pas en opposition à ce qui est positif, mais à ce qui s’impose. Un portrait négatif comme un espace ouvert à l’expression brute de la vie.

Retrait, retraite

L’art, c’est souvent tout ce que le geste n’y met pas, toute l’absence qui parle à travers ce geste qui se retire en lui-même.

Errera 283

Deux cent quatre-vingt-trois, ou le chiffre de la plus grande photographie de l’histoire de la photographie, par ce qu’elle dit, dans l’acte manqué, de l’intention. Le témoignage va au ciel pour l’évider de sa raison. Il dit depuis l’obscurité de la chambre, chambre à gaz ou chambre noire, que l’arbre pousse malgré le monde. Le regard traverse l’humain pour s’adjoindre à des branches d’éther : le bouleau impassible face à la cruauté des humains préserve par sa quiétude un principe de vie. Cette abstraction du geste manqué définit l’abstraction diffuse de la vie malgré la vie. Une image pour ne pas dire et dire à la fois la vie, la vie malgré, la vie au-dedans, la vie au-devant, la vie en deçà, la vie au-delà. Et avec ce dire nébuleux qui prend la lumière comme on reprend son souffle, une dernière fois, avant d’expirer, se balbutie dans les photons une mémoire qui grave dans la technique une cicatrice : l’indicible rayonne. Tout se tait de noir et de blanc et ne s’entend plus que l’humble murmure, rageux car vivant, de ce qui résiste à la sémantique des temps. Ne jamais oublier Alberto Errera qui porta cette intention.

Fumées d’usines

Dans le seul portrait des volutes qui s’élèvent depuis une cheminée d’usine, depuis cette abstraction qui efface et l’origine industrieuse de ses formes et ses démesures destinales dans une pure idée de verticalité et de nuage, qui tente de mêler à la production symbolique de la nature l’effacement de l’horizontalité incertaine du nuage, se dissimulent les contours de ce que la modernité a fait d’elle-même, une forme de simulation. Il faut simuler ce qui semble être par un productivisme des apparences pour que l’illusion d’une fixité se démultiplie en elle-même. Degas, dans son portrait d’évanescence — des Fumées d’usines comme seul portrait de ce qu’est l’usine —, cheminées négatives vues par l’unique silhouette de leur dissipation, et qui dit pourtant ce que toute fumée dissimule de brisures, et dans celles régulières de l’usine, brisures ouvrières à l’unisson de celles des sols fracturés, cherche le négatif d’une absence, celle de la valeur, sujet automatique dévorant la matière qui se présente à lui. Cette simple esquisse semble, malgré la fragile brièveté de son exécution, dessiner le programme d’une esthétique qui cherche l’estompe des simulations nous enfermant dans une évidence utile, voire utilitariste, des formes de notre quotidienneté, totalité aveugle de la production. La fumée de l’usine expose à la fois la négation des mouvements sans hiérarchies du géologique, l’illusion de l’illimité, mais aussi la fugacité de tout ce qui est, y compris ce qui tente de contraindre le visible à sa permanente artificialité.

Nymphéas

Nymphes d’eau. Nymphéas d’œil. Feu souterrain. Synthèse par la couleur qui danse. Retour au feu, au creux des eaux qui stagnent. Impressions, apparitions. L’eau (le bassin) + l’air (la surface du bassin) + la terre (les racines qui pourrissent silencieusement dans le bassin) = le bassin pour flammes, la danse pour feu, retirée loin des gestes humains. Des branches et des reflets, silex du mouvement. Dernière incandescence.

Gneiss d’Acasta

Aussi noir qu’un miroir, le gneiss d’Acasta laisse voir une surface striée, comme si dans cette pierre première, trace des traces, plus vieille roche que la mémoire humaine porte de la mémoire terrestre, se tenait le processus d’une mise en abyme : la matière conserve négativement les cicatrices de ce qui la traverse. Le gneiss d’Acasta est un vertige qui nie à l’humain le pouvoir d’épeler ce qu’est son geste de mémoire à même la matière qui porte sa vie. Le gneiss d’Acasta, pierre humaine de l’inhumain, chose d’existence sans trace de vie, diffuse une aura pure qui place l’existence brutalement devant le socle de sa dimension inhumaine. Pervertie par son histoire si courte, la créature scriptrice que nous sommes compose avec le néolithique, fait du préfixe néo- un masque des profondeurs lithiques de cette trace devenant l’aura d’un retirement — mélangeant inextricablement ce que Walter Benjamin tenta d’opposer dans une dialectique de la chose et de la chose humaine ; mais que faire de la trace auratique ? de l’aura qui cicatrise ? L’aura tel un retirement, un retirement telle une abstraction, car ce qui s’abstrait de la vie humaine signifie que l’espace porte un grouillement infini, malgré l’humain, malgré sa tentative rogue d’une maîtrise de son espace. L’espace, espace comme espace à soi, exclusif, s’échappe invariablement, comme le sable prend la forme vague de ses remous.

La carte

Chizu, ce n’est pas une simple histoire de carte qui se déplie et se déchire au rythme des gestes hasardeux des gens de guerre, ce n’est pas non plus cette écriture de lignes et de surfaces qui se saisit du détail pour révéler sa substance, voire la vérité de ses marges seules, Chizu, c’est le schibboleth d’un œil qui sait que la graphie de tout espace ne se compose que d’un frottement des différences, d’une texture qui s’abîme dans une lumière se pavant de la ténèbre, couvrant d’un linceul l’aplomb des humains. Il faut voir dans la Carte, ce livre-monde, sans signes, de Kikuji Kawada, l’enfouissement du sombre en lui-même pour que de son abstraction ressurgisse une lueur des intérieurs impossibles du soi. La Carte joint l’œil à la catastrophe pour les dissoudre tous deux dans un événement apocalyptique, c’est-à-dire de révélation pure, conduisant à confondre la fission et la fusion, à placer l’audace d’être dans la chute permanente qui le transforme. S’y tisse secrètement tout de gris et d’effritements, de noir et de cendre, Hiroshima de tous les bétons, une idée invisible de la persistance, ce hantement qui dissout l’apparence d’un espace dans l’abstraction façonnant la graphie de ses troubles. Une carte serait de ce fait invariablement un mensonge, si elle ne se situait pas dans la quête de ses fissures, l’ici de ses dragons, l’endroit de leurs mues.

Kafka Mandala

Et si Max Brod avait empêché le plus beau des mandalas, celui de l’artiste de la faim, arrivé à l’ultime beauté de ses fins, qui dévore le sable des écritures, là où naît et meurt, pour elle-même, une esthétique de la palpitation de l’espace, surgissement et dévoration du surgissement, dévoration comme adoration, tel un cosmos dans un cosmos par le trou noir qui l’engloutit, multivers crépitant, geste à la seule gloire des combinaisons de l’immatériel, qui se tient quelques instants en bordure de la matière, avant de se précipiter vers sa contingence suivante ?

Oculus

La dynamique plastique d’une œuvre demeure le plus souvent celle de la réception qu’elle fera des sens du regardeur, avec cet espace éculé où seul l’œil jette un pont vers la matière artistique pour que vibre quelque peu l’esprit qui la découvre. Les œuvres de James Turrell inversent ce processus. L’art échafaude une stratégie de la submersion pour la subversion d’une direction. L’œuvre ne cherche plus à incorporer temporairement l’être qui passe à sa proximité, mais à s’incorporer pour faire trace dans l’esprit qui se risque à sa proximité, comme un limon qui silencieusement compose des couches sensibles de mémoire. De la strate à la trace, James Turrell façonne un espace de l’incorporation à la couleur. On pourrait y percevoir un évidement des dimensions utiles de l’architecture où s’épaissirait un lieu suspendu, dans lequel par la couleur on s’élève, mais ce serait éviter de considérer la manière dont la couleur échappe à l’espace pour agrandir l’espace intérieur. Le visuel traverse le carcan de la perception pour donner une matière à l’informe : le visuel fabrique le virtuel d’un instant outreperceptif. L’œuvre devient le point nodal où deux spirales se rencontrent, tel l’infime passage qui fait la marche du sablier. L’œuvre d’art abîme l’œuvre architecturale, elle se voue à l’insensé de la contemplation, devient purement inutile et donc traversant la modernité et son règne des fonctions. Retournant au mystère, telle une chambre d’écho cosmique qui accorde une forme flottante au temps géologique, à son spectre chromatique, les œuvres de James Turrell indiquent dans la matière ce qu’une symphonie structure dans l’immatériel de ses invasions : l’œuvre incorporante libère l’œil de lui-même, elle cherche l’œil derrière l’œil — l’œil demeure peut-être dans la tombe, mais il transperce le ciel, il va du fini parallélépipédique du corps vers l’infini sphérique d’un espace qui trémule vers son au-delà —, cet œil ouvert au ciel, aux couleurs du temps, à ses effondrements et ses recommencements.

MMORPG Morgue

Que devient le cadavre d’un simulacre ? Quel pourrissement, quelle odeur, quelle trace ? Que subsiste-t-il de la dissipation d’un mouvement, aussi virtuel soit-il ? Qu’est-ce qui le distingue, le moment venu, de notre dissipation de chair, de l’évanouissement progressif de cette accumulation hasardeuse d’actes qui composa notre existence, ses virtualités possibles dans la réception qu’en firent d’autres existences de chair ? Imaginons un avatar autonome dans un monde virtuel où l’on ne distingue plus l’humain de sa création. Imaginons la mort de cet avatar dans le vrombissement constant des serveurs qui portèrent son existence. Si peu de personnes se souviendront de ce qu’il fut, et pourtant il laissera une trace dans la matière, trace d’usure dans les métaux qui lui permirent d’être, et trace de mémoire à la fois dans les disques qui conserveront les linéaments de son existence et dans la plasticité neuronale des humains qui croisèrent sa silhouette de pixels, son simili de langage. Il y a là une existence, une forme victorieuse et pastel du test de Turing, qui se situe dans l’insensé de son égarement ludique et commercial, doué de mouvements dans un espace donné, et qui, au moment de sa disparition, fait trace, souvenir de la trace, pourrissement et enfouissement de son passage jusqu’à ce que la trace se fonde à l’indistinct du paysage — le minerai, qui fait la montagne, qui fait le souterrain, qui fait l’ordinateur, porte la puissance d’un éventail d’existences incertaines, à la fois mortes et vives, qui retournent sans cesse en elles-mêmes, comme la chair à la terre, pour rayer le canevas minéral de tout ce qui est, de tout ce qui trébuche dans l’être, d’un signe mémoriel, incompris, marquant la matière même des temporalités d’existence : un sillon d’incertitude se trace dans l’évidence des devenirs.

Plan noir

Les plans noirs dans L’Homme atlantique font le portrait absent de notre mort à tous, non celle du corps, mais celle qui s’ensuit, cette extinction du regard dans le regard de l’autre, cette disparition « régnante et sans nom » qui tient la vie dans la vie, telle la rencontre illusoire du soi que dessine la présence de l’autre. Et cette présence n’acquiert sa pleine consistance que par les épaisseurs de l’absence. Le cinéma montre son image et se retire pour se montrer réellement. Il se montre par l’image absente pour dire le « phénomène photographique » qu’est la vie, cette apparition furtive d’une lueur. Le plan noir établit son royaume dans le regard qu’il absorbe. Il est une mélancolie de la lumière, celle qui conduit l’amour à se planter dans la vie pour mieux s’y abîmer, fort de cette croyance insensée en son éternité. Le plan noir ne soustrait pas la nécessité de la clarté, mais il attire le regard, les égarements du regard, dans l’embuscade du sens. Seul le plan noir vole au temps un suspens, et fait de l’absence une hésitation du recommencement, pur désespoir d’une voix qui ne connaît plus qu’elle-même et qui ne trouve d’issue à son abysse que de s’intérioriser entièrement. Le cinéma de M. D. force le regard à se planter dans le noir pour que sa voix nous rejoigne dans notre besoin irrépressible et pourtant inavoué de conjurer la solitude de notre voix à nous. Il ne faut jamais l’avouer — pour survivre à la lisière de la lumière et pour y goûter son extinction. Son cinéma ne permet pas, comme avec de simples enregistrements sonores, l’échappée. Mais il faut pourtant s’échapper — tenter de — pour savoir sa propre solitude. Il faut s’enfoncer dans le noir pour s’enfoncer dans la voix, la sienne ou la nôtre, se mêler aux hésitations de ce qui se présente dans l’absence. Mais le plan noir de M. D. n’est jamais une totalité. La pellicule mêle son imperfection aux tâtonnements qui font le sens des choses. L’imperfection du vide du cinéma fabrique à partir du surgissement bref du défaut le sens fluctuant des évanescences de la lumière de l’autre : la fugacité souligne dans le noir la présence d’une absence. Le plan noir cherche son œuvre au noir, pour faire de l’absence une matière, une présence invisible peuplant entièrement les sables mouvants qui devancent la mer, l’écume qui se dérobe, l’intériorité qui s’amplifie, borniol ou linceul, comme un lé noir que l’on place sur les morts, sur l’image des morts, sur l’image qui met à mort.

Angelic Rave

— Combien d’anges peuvent danser sur une tête d’épingle ? — À en croire Anders Sandberg, prolongeant l’idée thomiste, développée à la 52e question de la Somme théologique, d’une impossible superposition de deux anges au même endroit, la gravité quantique semble néanmoins faire de l’infini angélologique que nous pourrions déduire de nos imaginaires scolastiques un infini fini. La densité de l’infinitésimal n’exclut en rien la démesure de sa finitude : la tête d’une épingle est aussi vaste qu’un désert pour l’esprit qui agrandit son imagination aux dimensions microscopiques d’une surface. Cerné par la question quantique de l’information, cet espace de la tête d’une épingle, si petit soit-il, reste un espace des densités de l’invisible, où un nombre semblant infini, mais demeurant limité, nombre de 8,6766 * 1049 d’anges pourraient tenir et danser, dans la promiscuité qui est la leur, en un même instant sur la tête d’une épingle, considérant une masse critique de ces anges de 3,8807 * 10-34 kg. Il faut croire qu’avec des ailes on ne se marche pas sur les pieds.

Les guerres de l’œil

La force d’un montage d’images se situe dans l’angulaire des brisures du plan. Ces brisures créent une continuité des subjectivités du récit dans l’apparente objectivité que cherche à imposer toute image, objectivité pourtant fruit des torsions que la subjectivité de l’œil accorde inévitablement à ce qu’est l’image. L’œil, par le montage, revient au chiasme de sa situation : soit il subit l’angulaire et se diminue dans l’injonction que les sutures d’images recherchent, à savoir leur effacement dans l’oubli de leurs adjonctions, soit il fait de l’angulaire un portail et s’agrandit dans ce que le montage crée de déchirure dans le sens qui se donne, pour que l’œil reconstitue une plasticité volatile des auras qui entourent, si faiblement que cela puisse être, toute image. Le montage rapièce l’image, mais c’est à l’œil de choisir s’il fait de cette cicatrice des formes un déni de leur autorité ou une richesse interprétative de leur déformation. Dans Images du monde et Inscription de la guerre, Harun Farocki se sert du montage pour tramer un contre-récit de l’angulaire telle une charge contre l’évidence des formes, leur mesure normative, et conséquemment un contre-récit à la stagnation de leur sens, du rayonnement qui se déploie à partir de cette stagnation. Il fait voir les guerres du sens qui gravent une grammaire à même l’œil pour limiter ses mouvements d’échappée — la pupille de l’œil ressemble au centre concentrique d’une cible quelques instants avant l’impact d’une bombe. On pourrait estimer à partir de cette technique du contre-récit que le montage révèle deux degrés du pólemos se déployant à partir d’une image : celui idéologique de l’imposition de son sens, et, par la négation de cette imposition, celui d’une absence où le sens s’échappe de l’image, varie, se contredit, se développe telle une critique des formes stagnantes. Le montage est plein de cette potentialité double : celle d’une soumission au sens ou celle d’une herméneutique révélatrice. Avec Harun Farocki, l’œil va à la mécanique de son cristal, veut connaître la nature des guerres qui y ont lieu. L’œil ne désire plus se satisfaire de lui-même dans le cadre strict d’une grammaire des images, mais il cherche à placer sa tension sémantique contre ce qui se donne telle une évidence, comme si l’idée ne pouvait plus précéder la lumière même, mais devait se percevoir, se « prévoir » comme une adjonction à la lumière limitant le champ de ses bifurcations.

Pichação

La pichação est la plus belle œuvre littéraire du capitalisme tardif. Elle est une leçon pour quiconque désire écrire et placer dans l’écriture l’incantation répétée de la brisure : mer gelée pour époque des glaciations inversées. La pichação ne connaît rien des brides de l’époque, ne reconnaît rien des canons de l’époque. Elle est une forme de la salissure qui fait portail, une révélation par la laideur de la laideur, jusqu’à en devenir une beauté des fissures. Le béton s’entrouvre dans l’illisible de la forme, là où le sujet, dans un même geste, s’invoque et disparaît, persiste avec rage dans ce qui cherche à l’étouffer. La pichação hurle sur les murs et affirme qu’une écriture qui ne cherche pas dans sa forme la salissure de notre monde, la salissure d’une salissure, demeure complice des finitudes carcérales de nos ruines, ustensiles d’ego, petites autorités de fonctionnaires de la fonction. Écrire pour salir l’établi des formes comme dernier espoir d’un art qui fait schisme — tout le reste n’est que collaboration.

Level 5

Il semble important, pour l’œil qui cherche à s’échapper de lui-même lorsque des images s’imposent à lui, de toujours penser au montage non des images entre elles, mais du sens qui y advient. Ainsi, l’attention doit se porter davantage à l’interstice entre deux images, voire à l’interstice périphérique qui se crée autour du choix d’une image seule, de son exposition — espace invisible de révélation se fabriquant entre l’œil et l’image. Il faut aller à l’invisible de ce montage du sens à même l’image pour se saisir de l’indicible et en faire une ductilité libératrice. Chris Marker, dans Level Five, déplie justement entre les images le souvenir de la guerre. Il révèle les virtualités de la guerre dans les virtualités de l’image. Il fait réseau dans le récit et dans l’image du récit : qu’est-ce qu’un réseau si ce n’est le vide jointif qui sépare ses nœuds ? Et dans ce vide peuvent se multiplier les mondes, comme dans ce trébuchement de l’œil sur l’image abrupte qui découpe le cinéma en une saccade d’images, pour faire de la brisure des formes une langue de la brisure. — L’amour d’une image se trouve ainsi en sa bordure, tandis que la mort, la mort de l’image liée à la mort de l’œil, rayonne à partir de son centre. Lorsque Chris Marker fait de l’image une parole de Rav Houna, celle qui commente l’Ecclésiaste — « ce qui a été, est encore ; ce qui doit être, a déjà été ; et Dieu rappelle ce qui est passé », faisant du passé de l’image l’outrepassé des humains — pour rappeler que Dieu se tient toujours du côté des persécutés, et ce quelle que soit la nature du persécuté, il place la persécution dans l’image et la divinité confondue à sa miséricorde dans le pourtour qui s’échappe de l’image. Okinawa n’existe plus que dans les virtualités que la guerre lui retira : images d’une image de mort pour fabriquer l’amour impossible des mondes possibles. Une image, comme une carte qui croit être sans être avec les tiraillements de la terre, couverte des chairs brûlées et des métaux de guerre : Okinawa mon amour, notre mort. Notre mort dans l’image de notre mort. C’est une histoire de mémoire qui s’effrite, et dans la petite rognure qui s’amoncelle longtemps en contrebas de l’image disparue flotte un souvenir non de la forme de l’image, mais de son empreinte dans la subjectivité qui l’a subie. L’image se déchire pour recomposer la mémoire par fragments, pour que celle-ci rayonne quelque peu avant de se disperser dans la mémoire des autres, échos d’une image jusque dans son effacement : la blancheur toujours plus vive et totale du rayonnement de l’image précède la noirceur de sa dissipation, de son incorporation dans les grisailles qui emportent l’œil dans sa chute.



L’iconostase est une infinité d’icônes à briser. L’iconostase est donc la promesse d’une continuité qui recherche sa discontinuité.